Regards & Points de vue spécial Chypre
par Jean-Claude Jézéquel.
L’Europe est en proie à la récession la plus profonde et la plus longue depuis la dernière guerre mondiale. C’est au coeur de cette crise économique que s’est installée une autre crise plus aiguë et jusqu’ici insoluble, la crise de la monnaie unique. Cette dernière, qui a précipité les Européens dans le désarroi et la division, participe désormais largement à de nouvelles fractures, à de nouvelles frustrations. Et une autre crise européenne a percé, une grave crise identitaire, dont on ne sait sur ce quoi elle débouchera avec la montée des tensions sociales, transnationales et intercommunautaires.
L’Allemagne assure « le job » de leader de la communauté européenne. Ce serait pour certains un facteur important d’équilibre (il y aurait quand même un pilote dans l’avion !). Toutefois la « tutelle allemande », de plus en plus contraignante et renforcée à l’occasion du « dévissage » d’un nouvel Etat membre à devoir soutenir, sachant que l’on ne pourra le relever, pousse à l’exaspération ceux qui devront se sacrifier au nom d’un plan de sauvetage qui en préfigure un autre. On peut aujourd’hui se demander, face à l’hégémonie allemande, jusqu’où l’auto subordination française durera sans la moindre réaction. Au sein du couple franco-allemand, l’infidélité récente de la dame partie convoler ouvertement avec son partenaire britannique a suscité quelques grincements de mâchoires chez « le délaissé ». Mais là n’est pas l’objet de ce numéro spécial. C’est du sort de Chypre dont il est question ce soir même. Quelle va-t-être l’attitude de l’Allemagne et donc celle de l’euro groupe, et quelle va-t-être la décision de la Troïka ? La taxation des dépôts bancaires est une originalité qui doit interpeller tous les citoyens des Etats de la zone euro. Elle se présente comme un signal inquiétant, voire deux : 1. La protection des petits épargnants européens jusqu’à 100.000 € apparait désormais moins garantie, voire sujette à caution ; 2. Cela pose la question de la pérennité de la monnaie unique à terme.
L’article qui suit prend, en raison des circonstances, la suite du précédent article sur Chypre inscrit en pages 3 et 4 du numéro 16 de Regards & Points de Vue, paru le 22 février 2012.
CHYPRE REGARDERAIT VERS LA RUSSIE
MAIS D’ELLE OU DE L’UE, QUI VA TOURNER LE DOS À L’AUTRE ?
La Russie, qui lui a accordé en 2011 un prêt de 2,5 Mds d’euros, est un partenaire important de Chypre. Ce prêt visait déjà à rééchelonner sa dette ! Chypre est prisée par les hommes d’affaires russes qui y ont élargi progressivement leur influence avec une accélération de leur présence depuis 2007. Ils ont fait de l’île l’un de leurs pieds à terre à l’étranger (ils seraient entre 40 .000 et 50.000 à Limassol). Ils y ont trouvé une population de même confession (religion orthodoxe), partageant une part de leur culture commune. Ils y ont pris leurs aises. Ils y ont investi. Ils y ont placé leur argent. Ils y contournent le fisc russe en y créant des sociétés écrans pour devenir anonymes, profitant ainsi d’un taux d’imposition sur les sociétés de 10 % pour réinvestir dans leur pays d’origine. Leur argent représenterait plus de 25 % des dépôts bancaires chypriotes et un peu moins d’un tiers des investissements étrangers (ce qui est mis en doute par des observateurs financiers crédibles). Le passeport chypriote se monnaie. Ainsi, la soixantaine d’oligarques russes qui auraient obtenu ce passeport depuis 2007 se seraient trouvés contraints de déposer en contrepartie de ce privilège environ 17 millions d’euros depuis plus de cinq ans dans les banques locales, ou de contribuer aux investissements directs à hauteur de 30 millions d’euros. On comprendrait ainsi mieux la fureur des Russes, présentés (exagérément) comme les premiers touchés par la taxation des dépôts bancaires à Chypre, et en premier lieu celle de leur président qui a crédité cette décision « d’injuste, non professionnelle et dangereuse », son ministre des Finances, Anton Silvanov, rappelant à cette occasion que cette initiative avait été prise sans l’avoir consulté, alors qu’il existe un accord passé entre lui et ses collègues de la zone euro pour coordonner les actions de part et d’autre. C’était au lendemain de l’annonce de la décision de taxer les dépôts bancaires conditionnée par le plan de sauvetage de l’île entériné peu avant, lors d’une réunion d’urgence de l’Eurogroupe. En contrepartie d’une aide internationale de 10 Mds d’euros, la mesure visait à ponctionner 5,8 Mds d’euros sur les dépôts selon un taux progressif (6,5 % pour les comptes approvisionnés par moins de 100.000 euros et 9,9 % au-delà). Le ministre des Finances français a alors considéré comme justifié – a priori avec une voix plus forte que celle de ses 16 condisciples, ce qui a engendré des polémiques – pareille initiative, la situation de Chypre justifiant selon lui la taxation des comptes bancaires dès le premier euro déposé (l’euro ne vaudrait alors que 93 cts d’euros pour le Chypriote), levant ainsi un tabou et un principe jusqu’ici sacré ! La mesure ainsi libellée ayant été rejetée par le Parlement, portant en conséquence la tension de Bruxelles à son maximum, un ultimatum a été donné au président chypriote, Nicos Anastasiades, et une réunion de la dernière chance réunissant les représentants de la Troïka doit se tenir ce jour à 18 heures pour entendre les propositions de ce dernier, avant de statuer. Celles-ci devraient se résumer en une décote des comptes de la Bank of Cyprus, en raison de la partie viciée de ses fonds et une taxe de 4 % sur les fonds déposés dans les autres banques de l’île. Par ailleurs, la proposition devrait porter sur une restructuration bancaire, la Bank of Cyprus et la Popular Bank (Leiki) devant disparaitre pour laisser la place à une nouvelle banque avec des actifs sains.
La restructuration de la dette grecque a fait perdre 4,5Mds d’euros aux banques chypriotes. Le PIB de Chypre, de 17,8 Mds s’est rétracté de 2,3 % en 2012. À la fin du dernier exercice, son déficit public représentait 6 % du PIB (contre 7,9 % dit-on aujourd’hui) et l’endettement public 70 % de celui-ci, des taux qui rejoignent, notons le, la moyenne européenne. Les soupçons de blanchissement d’argent par les banques visant tout particulièrement les Russes, ne doivent pas occulter les réalités : les dépôts des clients russes ne dépasseraient pas 1,2 Md d’euros sur les 70 Mds d’euros de dépôts cumulés selon un article de la Tribune (quand d’autres estimations ouvre une fourchette de 15 à 20 Mds d’euros), dont 26 Mds de dépôts de résidents chypriotes, soit moins que les 1,24 Mds déposés par des Français, sachant que ce sont les Britanniques parmi les étrangers qui ont déposé le plus d’argent dans les banques de l’île. Notons que les sociétés non financières et résidentes y ont mis leur avoir, estimé à 9 Mds d’euros. Les dernières mesures telles qu’elles seront proposées ce soir, devraient faire chuter lourdement le niveau de vie des Chypriotes, le PIB devant se contracter de 15 % en deux ans (selon des analystes nippons). En moyenne, chaque ménage chypriote devrait perdre entre 2.500 et 2.900 € par l’application de celles-ci, quand chaque ménage Français concernés y perdrait en moyenne de 4.000 à 5.000 €…
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